martes, 31 de agosto de 2010

Madame Bovary - Flaubert

Il était donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas en tête- à-tête, une promenade le soir sur la grande route, un geste de sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de paille accroché à l’espagnolette d’une fenêtre, et bien d’autres choses encore où Charles n’avait jamais soupçonné de plaisir, composaient maintenant la continuité de son bonheur.


Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides; toute l’amertume de l’existence, lui semblait servie sur son assiette, et, à la fumée du bouilli, il montait du fond de son âme comme d’autres bouffées d’affadissement. Charles était long à manger; elle grignotait quelques noisettes, ou bien, appuyée du coude, s’amusait, avec la pointe de son couteau, à faire des raies sur la toile cirée.


C’est ainsi, l’un près de l’autre, pendant que Charles et le pharmacien devisaient, qu’ils entrèrent dans une de ces vagues conversations où le hasard des phrases vous ramène toujours au centre fixe d’une sympathie commune. Spectacles de Paris, titres de romans, quadrilles nouveaux, et le monde qu’ils ne connaissaient pas, Tostes où elle avait vécu, Yonville où ils étaient, ils examinèrent tout, parlèrent de tout jusqu’à la fin du dîner.


C'est la faute de la fatalité!


La parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments.


Il ne faut pas toucher aux idoles, la dorure en reste aux mains.


Un infini de passions peut tenir dans une minute.


Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun, elle l’appellerait Georges ; et cette idée d’avoir pour enfant un mâle était comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passées. Un homme, au moins, est libre; il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empêchée continuellement. Inerte et flexible à la fois, elle a contre elle les mollesses de la chair avec les dépendances de la loi. Sa volonté, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous les vents ; il y a toujours quelque désir qui entraîne, quelque convenance qui retient.


Quant à la femme du pharmacien, c’était la meilleure épouse de Normandie, douce comme un mouton, chérissant ses enfants, son père, sa mère, ses cousins, pleurant aux maux d’autrui, laissant tout aller dans son ménage, et détestant les corsets ; – mais si lente à se mouvoir, si ennuyeuse à écouter, d’un aspect si commun et d’une conversation si restreinte, qu’il n’avait jamais songé, quoiqu’elle eût trente ans, qu’il en eût vingt, qu’ils couchassent porte à porte, et qu’il lui parlât chaque jour, qu’elle pût être une femme pour quelqu’un, ni qu’elle possédât de son sexe autre chose que la robe.


Quant à Emma, elle ne s’interrogea point pour savoir si elle l’aimait. L’amour, croyait-elle, devait arriver tout à coup, avec de grands éclats et des fulgurations, – ouragan des cieux qui tombe sur la vie, la bouleverse, arrache les volontés comme des feuilles et emporte à l’abîme le cœur entier. Elle ne savait pas que, sur la terrasse des maisons, la pluie fait des lacs quand les gouttières sont bouchées, et elle fût ainsi demeurée en sa sécurité, lorsqu’elle découvrit subitement une lézarde dans le mur.


Il s’était tant de fois entendu dire ces choses, qu’elles n’avaient pour lui rien d’original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.


Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu’à cette époque ; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, du succès, et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, l’expérience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, l’avaient par gradations développée, et elle s’épanouissait enfin dans la plénitude de sa nature.


Auprès d’une Parisienne en dentelles, dans le salon de quelque docteur illustre, personnage à décorations et à voiture, le pauvre clerc, sans doute, eût tremblé comme un enfant ; mais ici, à Rouen, sur le port, devant la femme de ce petit médecin, il se sentait à l’aise, sûr d’avance qu’il éblouirait. L’aplomb dépend des milieux où il se pose: on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage, et la femme riche semble avoir autour d’elle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse, dans la doublure de son corset.

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